Wednesday, September 26, 2007

Le Temps égaré

Un grondement sourd à peine rythmé par les pas de Fred embrumait Neuilly. Celui-ci sourit, sans trop savoir pourquoi, à une vieille dame qu'il croisait. Il traversa le zoo, et bizarrement sourit au lion qui le regardait d'un oeil morne. Après avoir longtemps marché, il arriva enfin devant la maison.

Timidement, il frappa trois petits coups. Comme rien ne se passait, il allait insister lorsque la porte s'ouvrit sur Justine. Elle était plus vulgaire que jamais, et gratifia Fred de ce sourire si magique dont elle avait le secret.
- Entre, lui dit-elle.
Arrivé au salon, Fred s'assit dans un fauteuil et soupira. Un silence s'ensuivit. Puis Justine, qui le regardait, lança doucement:
- Alors? Tu ne m'embrasses pas?
Fred sourit.
- Je fais durer le plaisir, dit-il.
Puis il ajouta:
- Approche...
Justine s'exécuta, et Fred posa sur sa bouche un baiser silencieux. Puis un autre. Encore un.
- Je...
Mais elle n'eut pas le temps de finir sa phrase, ni même de la commencer, puisque Fred la gratifia cette fois d'un long et tendre baiser. Quand cela fut terminé, Justine sourit.
- C'est toi qui embrasses le mieux de tous mes amants, dit-elle.
- Petite dévergondée, rit Fred.
Plusieurs minutes s'écoulèrent. Puis Justine poussa un soupir qui résonna dans la pièce comme une brise sur l'océan. Fred en profita pour articuler, le coeur battant:
- Je t'aime.
Son amie le regarda.
- C'est vrai?
- Plusieurs décennies se sont écoulées depuis que je t'ai connue. Et je n'ai jamais aimé une femme autant que toi. Car les autres étaient des femmes ordinaires.
- Voyons... tu vas me faire rougir, murmura Justine.
- Pourquoi? S'écria-t-il. Tu es la personne la plus lascive que je n'ai jamais connue! La plus lascive de tout Neuilly! Les gens ne t'arrivent pas à la cheville.
- Mais et toi, tu es si menteur...
- Cela n'est rien à côté de toi. Lorsque je t'embrasse, j'ai l'impression que je m'envole. Quand je te quitte, j'ai l'impression que mon coeur se fait piétiner par un féroce lapin, ou transpercer par mille lances empoisonnées.
- Mais toi aussi, Fred, tu as beaucoup de qualités...
- Embrassons-nous encore... souffla Fred.
Ils s'embrassèrent donc. Au loin, on entendait ''God Save The Queen'' de Sex Pistols. D'où cela venait-il? Quelle importance, du moment que c'était là. Bientôt, la musique, l'amour, les entraînèrent dans un tourbillon sans fin. Il n'y avait plus de plafond, plus de mur. Neuilly était loin. Ils virent passer un bouleau, au dessous d'eux. Puis deux. Maintenant, ils étaient sur la mer. Ils frissonnèrent... était-ce le vent qui s'était levé et qui faisait frémir un peu leur peau? Quelques nuages voilèrent le ciel. A mesure que les notes s'envolaient, la musique devenait de plus en plus belle, et le ciel de plus en plus gris. On se serait cru dans un tableau de Picasso. Des larmes de joie dans la voix, la musique jouait. Quelques gouttelettes de pluie vinrent alors troubler cet océan, tels des pizzicatos que le vent sifflant emportait au loin avant de les renvoyer à la figure des amoureux. Après quelques instants les gouttes grossirent, s'écrasant lourdement sur la surface de l'eau. Justine, que la folie saisissait, se voyait branler au milieu des éclairs... Plus la musique jouait plus le temps s'agitait, plus le ciel s'assombrissait, plus les vagues grandissaient, se brisant bientôt contre leurs pieds dans une explosion d'écume crépitante, poussées par des bourrasques assassines... leur baiser dansait sur cet air tourmenté, cet océan symphonique, cet opéra dramatique, les vagues étaient à présent immenses et la pluie tranchait le ciel plus sombre que la plus noire des nuits, c'était affreusement grand et terriblement beau, si beau que ça faisait mal, la musique hurlait sa douleur, de plus en plus fort, les notes tourbillonnaient, le vent devenait tornade, les vagues devenaient rouleaux, les amants tournoyaient, autour de leurs bouches, autour de leurs mains... et tout s'arrêta soudain.
- Notre mariage a été la plus merveilleuse idée de notre vie, murmura Justine.
- Je suis bien d'accord avec toi...
Ils discutèrent toute la nuit. Ils parlaient de tout, de rien.
- Tu sais, c'est drôle, dit Justine, car hier matin, Jim a tenté de me séduire.
- Non, c'est vrai?
- Oui, et comme je lui disais que c'était toi, l'amour de ma vie, il m'a répondu que je perdais mon temps et que je serais bien plus heureuse avec lui.
- Ça ne m'étonne pas de lui, il a toujours essayé de gâcher ma vie privée.
- Heureusement je lui ai dit ceci: ''Le jour où tu seras un tant soit peu civilisé, mon petit bonhomme, tu apprendras que mon Fred est plus lent que n'importe qui. Et tu ne lui arrives pas à la cheville.''

Ils s'embrassèrent pendant des heures. Des jours. Des années. Si d'aventure vous ne croyez plus à l'amour, sachez qu'en ce moment même ils s'embrassent quelque part.

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